Les images et leur point de vue

3 - Introduction...    4 - Un point de vue occidental    5 - Difficultés d'un sujet    6 - Représenter le "sauvage" ?

5/6 - Difficultés d'un sujet : quelques pistes d'analyse
 
   Les images que nous avons rassemblées comportent, du point de vue d'une analyse stricte (par exemple dans le cadre d'une monographie ethnographique d'un groupe humain homogène ou d'un village précisément identifié) un handicap majeur : leur hétérogénéité. Coexistent en effet des documents d'époques et d'origines différentes de populations qui ont, comme toute société humaine, évolué (et fortement dans le cas des peuples des hauts-plateaux soumis aux pressions que nous avons précédemment évoquées). De plus, nous regroupons sur un même plan des images souvent faiblement identifiées (par l'absence de date ou de localisation précise) de groupes humains pouvant présenter des différences d'organisation sociale ou culturelle importantes (par exemple, certains de ces groupes sont matrilocaux, d'autres patrilocaux). En se basant sur une catégorisation extérieure (les "Montagnards") pour comprendre, au delà d'une superficialité que nous espérons dépasser, les documents complexes que sont des photographies, nous prenons le risque de participer aux analyses essentialistes qui ont fait florès dans l'approche de ces populations 1.

   Nous tenterons cependant d'étudier les images (et plus particulièrement la photographie avec ses propriétés fixatoires) et le rôle qu'elles ont joué dans les mécanismes qui ont condensé des groupes humains très divers et disséminés sur un vaste territoire en "Montagnards", car l'accumulation peut, par comparaison et mise en évidence de séries significatives comme de schèmes récurrents de représentation, amener une appréhension nouvelle de l'évolution bousculée des sociétés indigènes. En analysant ainsi les mécanismes imagiers mis en oeuvre par les artisans (occidentaux et locaux ayant adopté les modes d'action occidentaux) de la poussée externe qui a fortement transformé ces sociétés au point de faire craindre leur disparition, on peut mieux comprendre les élaborations symboliques qui ont accompagné leurs actions.
 
l'iconographie religieuse ou les représentations plus récentes des "Indiens" d'Amérique. Ces documents sont bien entendu des productions idéologiques, mais ils expriment aussi une dynamique symbolique autonome, s'auto-générant et se reliant entre eux selon une logique parfois purement graphique.

   C'est donc sans surprise que nous retrouvons sur le terrain de l'Asie du Sud-Est, une partie des mécanismes déjà éprouvés en Amérique du Nord, massacres génocidaires en moins. Nombre d'auteurs, nourris depuis leur enfance des récits de la conquête de l'Ouest Nord-américain, établissent un parallèle avec les "Indiens" d'Amérique ; c'est par exemple le cas pour Roland Dorgelès. Les images ne sont pas en reste et on pourra penser à Edward S. Curtis en présence d'une photographie de Montagnards à cheval traversant Dalat, ou ce commentaire du Père Simonnet retrouvant, chez un chef bahnar photographié, la silhouette d'un "amérindien". En bons héritiers d'une déjà longue tradition, les jeunes GI américains combattant au Viêt-Nam dans les années 60 du XXe siècle pourront assez logiquement avoir inconsciemment l'impression de pouvoir racheter les crimes de leurs aïeux en "sauvant" ces "indiens" des hauts-plateaux de "l'asservissement communiste". Plusieurs d'entre eux échangeront le fusil pour la plume et l'appareil photo et deviendront ethnologues ou photographes.

   Pouvons-nous maintenant juger de la popularité de ces images et donc de la réussite des mécanismes symboliques de regroupement / familiarisation / appropriation ? La réponse est, à notre avis, positive car si peu d'Occidentaux ont eu accès ou lu des ouvrages ou des rapports administratifs sur les Montagnards, un plus grand nombre a lu des articles de presse contenant souvent des illustrations et un plus grand nombre encore a reçu, acheté voire collectionné des cartes postales avant de prendre des photos lorsque les appareils sont devenus abordables pour le grand public.
 

Femmes sur des chevaux - Photographe inconnu
Deux femmes sur des chevaux dans une rue de bord de lac
et un poulain entre les deux chevaux. - Photographe et date inconnus


 
   La production imagière, et tout particulièrement la photographie avec la puissance déréalisante qu'elle recèle, est, selon nous, une composante clé du mouvement d'appropriation et de domestication de la réalité humaine des hauts-plateaux 2. L'image discrimine certaines composantes physiques et toutes les manifestations culturelles immatérielles, éliminant la température, les odeurs, les bruits, la parole, les productions imaginaires pour se concentrer, à l'exception des travaux ethnographiques, sur quelques archétypes aisément assimilables : "la jungle", "la bête sauvage", "la tribu", "le chef", "le guerrier", "la mère et son enfant", et le nu érotique qui épice toutes les situations.

   A ces archétypes, composants élémentaires d'une représentation conventionnelle, vont se mêler, par association d'idées des images issues de fonds pré-existants. Par exemple,
 
   La popularité des images des Montagnards découle aussi d'une autre caractéristique que nous avons abordée ci-dessus, leur "nudité". La quasi-nudité, aux yeux des occidentaux, des populations indigènes de l'Asie du Sud-Est péninsulaire, comme de certaines îles de cette même Asie du Sud-Est - et la chose a été assez ouvertement exprimée au sujet de l'île de Bali, "l'île des seins nus" - a constitué un puissant attrait érotique pour des Européens sortant à peine d'un XIXe siècle au puritanisme pudibond et corseté. Un commerce d'images "émoustillantes" s'est donc installé assez tôt, profitant de l'alibi pratique de l'exotique et du "sauvage". Le plus étonnant est, qu'à l'heure d'Internet et de la diffusion massive d'images érotiques et pornographiques, ce commerce subsiste encore, sous des modalités finalement assez proches de celles de leur origine et il est même renforcé par les postures pudibondes qu'ont adopté nombre de pays d'Asie.
 
1 - L'image apparaît en effet, pour paraphraser Oscar Salemink (dans The Ethnography of Vietnam's Central Highlanders - University of Hawai'i Press, Honolulu 2003), comme un des "pivots des stratégies d'essentialisation par lesquelles les Européens créent des conception réifiées des populations avec lesquelles ils font du commerce, qu'ils conquièrent, colonisent et étudient". C'est une des raisons qui ont pu pousser les institutions à vocation ethnographique à organiser la faible accessibilité de leurs fonds d'images au grand public. Dans le cas présent, l'étrangeté, à première vue, de certaines coutumes (quasi-nudité, sacrifices sanglants, etc.) en est une autre.
2 - "Il [l'appareil photographique] est, comme nous le verrons, l'instrument de familiarisation et d'appropriation du monde le plus efficace que l'homme ait jamais mis à son service parce qu'il est en continuité immédiate avec sa vie psychique". - Le Mystère de la Chambre Claire - Serge Tisseron - Flammarion, Paris 1996. p.10
Jean-Pierre Chazal - Tous droits réservés 2010