Des gongs dans une famille bahnar des environs de Kontum : le Père Tis raconte


le Père Tis dans le documentaire "Les montagnards oubliés"

Te souviens-tu quand tu as entendu les gongs pour la première fois ?

Le premier souvenir est d'être réveillé la nuit par des gongs joués lors des veillées funèbres de mon village sur le grand ensemble bahnar  [Note JPC : qui comporte au moins une dizaine de gongs accordés, généralement divisés en deux sections : une section harmonico-rythmique avec 3 gongs à bosse et une section mélodique avec 6 ou 7 gongs plats de plus petite taille]. Il était très courant dans ma jeunesse d'entendre les gongs à de nombreuses occasions de la vie sociale des villages, que ce soit pour un mariage, une fête ou toute autre activité. Et bien entendu, ils étaient toujours accompagnés de la pulsation du tambour [Note JPC : à double peau].

 

Pour ce qui est de ta famille, de quand date ta première expérience du jeu de gongs familial ? L'as tu touché ? Étais-tu même autorisé à le toucher ?

Non, je n'étais pas autorisé. C'était une affaire d'adultes, les enfants ne se mêlaient pas de ça. De plus, j'étais souvent éloigné des miens, en pension. Ce n'est que lorsque je suis revenu bien plus tard, après mon long séjour en France, déjà adulte, que ce fut alors pour moi un moyen de me replonger dans la vie locale [Note JPC : le Père Pierre Tis a fait partie du groupe de jeunes montagnards qui sont venus en France dans les années 70 pour parfaire leur éducation - programme conçu par feu Monseigneur Paul Seitz, alors évêque de Kontum - et qui ne purent revenir parmi les leurs au Viêt-Nam que de longues années plus tard, du fait de la fin du Sud Viêt-Nam et de la fermeture du pays qui s'ensuivit].

 

Et dans les pensions où tu as étudié (sans doute plutôt celles où les élèves étaient principalement d’origine montagnarde), as-tu aussi entendu jouer des gongs ? As-tu entendu les gongs utilisés pour le culte, comme c'est le cas dans certaines églises chrétiennes d'Asie du Sud-est ?

Cette utilisation religieuse des gongs a débuté chez nous à la fin des années 60, début des années 70, donc de manière tardive. C’est avec la génération précédant la mienne, avec des musiciens comme M. Ngip [Note JPC : musicien bahnar résidant en France] que des airs ont été composés pour la liturgie. C’est à l’école Cunot où j’étais élève, que j’ai entendu des gongs accompagnant le cérémonial, avec une musique jouée par des élèves d’un village un peu reculé.

 

As-tu un souvenir d’utilisation des gongs de ta famille, par exemple lors d’un sacrifice du buffle ?

Je n’ai pas de souvenirs précis d’un évènement du fait de mon jeune âge au moment où j’ai quitté le Viêtnam pour la France. Enfant, je n’y prêtais pas plus d’attention que cela (et je n’ai su que plus tard que les gongs que possède maintenant ma famille n’étaient pas ceux qu’elle avait alors), mais j’ai la sensation d’être entouré par la musique des gongs, sur le mode d’une imprégnation « inconsciente ». Donc, c’est en tant qu’adulte, après avoir déjà acquis des connaissances musicales en France, que j’ai appris des choses sur les gongs lors de discussions avec les membres de ma famille. J’ai posé des questions, à mon père en particulier, et j’ai assisté aux répétitions du « gong grave » chêng brông (le plus grand ensemble de gongs bahnar) et j’ai pu comprendre l’investissement et le temps que cela représente.

 

Peux-tu nous en dire plus sur ce chêng brông ?

C’est l’ensemble de gongs le plus important, et le favori, chez les Bahnars. Il comporte une quinzaine de gongs (et autant de notes) et permet d’exécuter des mélodies plus complexes que son parent ne comportant qu’une dizaine d’éléments, le chêng brŏng (plutôt en faveur chez – ou en tout cas associé chez nous avec – les Jaraï). C’est lui qui parle le plus au cœur du Bahnar, qui le fait vibrer ! Nous en avions un dans ma famille avant qu’il ne nous soit volé. Ma maison avait pourtant traversé la guerre sans trop de dommages : il faut dire que nous essayions de bien protéger nos gongs, en les mettant avec nos biens précieux, par exemple dans les greniers à riz qui sont mieux surveillés. Au même titre que les buffles, les grosses jarres, les grosses marmites, les gongs sont un des biens les plus précieux du Montagnard.

 

A ton retour dans ta famille, quand tu as retrouvé le son des gongs, as-tu eu l’impression de revenir en arrière, d’un voyage dans le temps comme dans l’espace ?

Oui, c’est çà. Il y a quelque chose qui me fait vibrer, je me retrouve enfin au pays. Dans mon enfance, mon père me chantait des mélodies de gongs. Lors de mon arrivée en France, cela me manquait, j’ai demandé à mon père de m’envoyer de la musique des gongs, ce qu’il a fait sous forme de cassettes. Mon père était très attiré par la musique, il jouait aussi du ting ling (la cithare tubulaire), du ta teng (le xylophone en bambou, aussi appelé kling klong chez d’autres bahnars).

 

Revenons, si tu le veux bien, sur le vol et l’achat d’un nouveau jeu de gongs dans ta famille…

Mon père avait deux jeux de gongs qui ont survécu aux vicissitudes de la guerre ; le vol a eu lieu assez récemment et il a porté sur la dizaine de gongs kon mélodiques du jeu grave, (et a laissé les trois notes graves pei, pŏng, pông des gongs yŏng les plus encombrants), ce qui indique plutôt que le voleur était un connaisseur qui avait en vue l’ensemble, pas comme dans d’autres villages où un ou deux gongs sont volés dans un jeu, signalant sans doute un maraudeur occasionnel [Note JPC : ce qui est aussi grave, car cela rend le jeu inutilisable]. Récemment, on en a racheté un dans les environs de Kontum, où des familles en manque d’argent en vendent de temps à autre. On en trouve encore, mais de moins en moins. Après le vol, j’ai failli acquérir un autre « gong grave » qui était en vente, mais le prix, 30 millions de dôngs (près d’une année d’un bon salaire de fonctionnaire) m’a fait reculer.

 

Bien sûr, il est aussi possible d’acheter des gongs à l’unité pour compléter un jeu existant. Mais cela implique de les accorder. As-tu assisté à une opération d’accordage ?

Oui. J’ai assisté il y a peu à cette opération. Le spécialiste, qui venait d’un village des environs, a un petit martelet avec lequel il frappe de manière particulière avec une force variable sur certains endroits du gong pour l’accorder, c’est assez délicat. Ce qui rejoint le mode de jeu, qui demande de frapper de manière précise ; ce que les jeunes joueurs inexpérimentés ne savent pas toujours faire.

 

Maintenant, en ce qui concerne les joueurs, tout le monde dans ta famille peut-il jouer des gongs ?

Oui, même les femmes ce qui n’était pas le cas dans le passé. Personne n’est laissé de côté, tous ceux qui ont appris lors des répétitions sont impliqués. Et quelques jours avant les occasions de jeu, les joueurs répètent assidûment. Les répétitions, par exemple pour une mélodie que je leur avais demandé de jouer, ont duré deux ou trois soirées avec pour « chef d’orchestre », un des anciens du village qui a la capacité de faire répéter un groupe de personnes et qui s’était déplacé pour l’occasion. Et ils ont mis beaucoup de temps à la jouer correctement.

 

Tu as dit : « je leur faisais jouer une mélodie ». Peux-tu nous dire quelle pièce était-ce ? Une mélodie traditionnelle ?

Oui. Une mélodie que j’avais entendue dans mon enfance, sans doute de mon père. Je la chante…

 

Dans ta famille, il y a-t-il un jeune qui s’intéresse à cette tradition et qui a envie de la faire vivre ?

J’espère qu’un de mes neveux qui s’intéresse aux gongs va s’impliquer dans le groupe et j’en ai parlé avec mes beaux-frères. Souhaitons que ça marche !

 

--->>> Vidéo du Père Tis d'une répétition de sa famille - Extrait <<<---



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