Les images et leur point de vue

3 - Introduction...    4 - Un point de vue occidental    5 - Difficultés d'un sujet    6 - Représenter le "sauvage" ?

6/6 - Photographier les Montagnards : Représenter le "sauvage" ?
 
    Il a été avancé que la photographie est une rencontre. Dans notre cas, il s'agit d'une collision entre une société massivement imagière et d'autres qui le sont très faiblement. On voit bien ici qu'il est impossible de s'affranchir d'une réflexion sur le problème de la finalité constitutive de la photographie des indigènes, qui au même titre que les cartes ou les enquêtes statistiques contribuent à la compréhension et à l'encadrement nécessaires au système de domination colonial et à ses avatars.
   La photographie dans ce contexte témoigne également du renversement des rapports sociaux de la métropole à l'oeuvre dans le contexte colonial car, en majorité, les Européens qui s'expatrient passent du statut de membres des classes défavorisées dans leurs pays d'origine à une situation supérieure aux indigènes et le manifestent en adoptant les comportements
 
faits réels, les peuples qualifiés de « sauvages » et pris en images ont pu immédiatement nous opposer qu’on leur extirpait leur esprit (lors d'une prise de vue qui, vu les conditions techniques prévalants jusqu'au second quart du XXe siècle, ne pouvait sembler procéder pour eux que d'un rituel inquiétant les ayant immobilisés dans un arrangement artificiel pendant de longues minutes, ceci alors que le photographe ne les mettait que rarement en possession du résultat de l'opération). Et ils pourraient maintenant ajouter que nos images ont bien constitué un état (et un outil majeur) dans le processus de leur assimilation/digestion, même si les sociétés occidentales ont eu la prudence de ne pas les représenter en situation d'être consommés, ne serait-ce que métaphoriquement, par les "civilisés".
 

Couple posant devant un photographe officiel - René Têtard, vers 1919
Jeune homme accroupi devant une jeune femme avec bébé dans
l'ouverture d'une petite maison filmés par un blanc. René Têtard, vers 1919


 
prédateurs de leurs propres classes dominantes. La chasse aux animaux sauvages florissante dans un environnement de jungles épaisses se double rapidement d'une chasse aux trophées imagiers exotiques - le safari devient "safari-photo". Bien qu'exotique, le tableau de chasse se satisfait cependant globalement du conformisme des thèmes et des situations de prise de vue caractéristiques de la photographie populaire en train de se développer en métropole. On fait alors du même avec de l'autre, comme de l'autre avec du même.

Le sauvage mangé par l'image

    Nous connaissons tous ces images et ce mythe des sauvages cuisant (dans un imposant chaudron) l’explorateur blanc dans le but de s’en repaître. Si jamais ceci a pu trouver pour base des

 
   En résumé, si l’on a pu dire que la photographie était, en matière de représentation, un indice ou une trace analogue à la fumée signalant qu’un feu avait (ou avait eu) lieu, alors peut-on avancer qu’en représentant le sauvage, c’est de fumet dont il s’agit, car sa consommation fut et reste délectable.

   En conclusion, les morts vous parlent ici, et nous, metteurs en scène et spectateurs de cette prosopopée électronique, devons payer notre tribut et participer à cette moderne et virtuelle cérémonie d'abandon de la tombe à laquelle nous espérons que les descendants des montagnards photographiés voudront bien nous convier. Ils nous expliqueront les significations qui nous auront échappé et nous rappeleront peut-être de prendre garde à ne pas faire dériver ou surinterpréter les bribes qui nous restent, tout particulièrement dans un contexte propice aux nostalgies 1 de toutes sortes.

 
1 - "Peut-être faudrait-il se demander si le relatif manque d'imagination, sensible dans ces photographies, ne transfère pas la fonction de réflexion imaginative des artistes et sujets - là où l'historien a coutume de la chercher - au spectateur, incité par ce type d'images à regarder au delà des apparences." Certes, lorsque j'observe une photographie d'un être cher, je vois ce que mes proches étaient autrefois, mais je projette aussi sur l'image les sentiments que j'éprouve à l'égard de cet être-là. L'instantané convoque, dans un même regard synthétique, ce qu'ils étaient alors et ce que je suis maintenant. - Les snapshots - Geoffrey Batchen in Etudes Photographiques n°22 2008. - University of Hawai'i Press, Honolulu 2003.
Jean-Pierre Chazal - Tous droits réservés 2010